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de l'influence des Orientales et des Consolations de Sainte-Beuve, c'était le souci de la forme ou de la "beauté pure," ainsi qu'on allait bientôt dire. Mais en même temps, il retournait à l'antiquité gréco-latine, c'est-à-dire à la source même du classicisme; il s'inspirait d'André Chénier comme d'un maître; il chantait La Vénus de Milo ou Le Triomphe de Bacchus, Le Jugement de Paris; et tout cela c'était à la fois l'abjuration du moyen-âge romantique, et de ce que l'on eut pu appeler le néo-christianisme lamartinien. Il en faut dire presque autant du recueil de Théophile Gautier, Emaux et Camées, qui paraissait en 1852. Mais, s'ils étaient de vrais poètes et de vrais artistes,-un peu trop curieux seulement des singularités et des raretés de l'art,-Banville et Gautier avaient le malheur d'être aussi des journalistes et des " boulevardiers." Il en résultait dans leur œuvre un mélange de parisianisme et d'inspiration poétique dont la conséquence était de jeter quelque confusion sur leur vrai caractère. On ne démêlait pas bien ce qu'il y avait dans leur esthétique de sérieux et de paradoxal. Etaient-ils sincères ou se moquaient-ils du monde? Banville surtout, dans les premières poésies duquel on sentait l'imitation du dandysme de Musset, du Musset de Mardoche et de Namouna? Le titre seul de l'un de ses recueils, Odes funambulesques, qui parut en 1857, indique assez ce qu'il y a toujours eu de "gaminerie" dans son inspiration, et explique pourquoi il n'a pas exercé plus d'influence. De son côté, Théophile Gautier, pressé par la nécessité de vivre, faisait trop de besognes, de toute sorte, pour que le feuilletoniste en lui n'effaçât pas un peu le poète. Aussi l'honneur de devenir le vrai maître de l'école était-il réservé à un autre: c'est l'auteur des Poèmes antiques, 1852, et des Poèmes barbares, 1855, Leconte de Lisle, l'un des très grands poètes de la France contemporaine, et peutêtre le plus " parfait."

Il en est aussi le plus "objectif," et sous ce rapport on peut voir en lui le contraire d'un romantique, le contraire aussi d'un lyrique, et vraiment un poète épique. Non seulement, en effet, il ne lui est pas arrivé plus de deux ou trois fois de parler de luimême dans son œuvre entière, mais, par un admirable effort de désintéressement, s'élevant au-dessus des choses de son temps, il

n'a voulu donner place en ses vers qu'à ce qu'il croyait pouvoir exprimer pour l'aspect de l'éternité, sub specie aeternitatis. C'est ce qui en fait la solide et indestructible beauté. Les grandes scènes de la nature, celles qui seront dans des milliers d'années ce qu'elles étaient aux origines du monde, Midi, Juin, Le Rêve du Jaguar, Le Sommeil du Condor; le peu d'elles-mêmes que les grandes races d'hommes et leurs civilisations successives ont laissé dans les annales de l'histoire, Qaïn, Brahma, Khirôn, L'Enfance d'Héraclès, Hypatie, Mouça al Kébyr, La Tête du Comte, L'Epée d'Angantyr, Le Cœur d'Hialmar; enfin l'invincible tristesse qui se dégage de tant de ruines et du néant où il semble qu'aboutisse finalement le prodigieux effort de l'humanité, voilà ce que Leconte de Lisle a chanté dans ses vers. Grand artiste avec cela, qui ne donnait rien à l'improvisation, qui joignait à l'étendue d'information d'un érudit moderne tous les scrupules d'un classique, dont l'ambition était de donner au contour de son vers la précision d'un bas-relief ou, pour ainsi parler, la pérennité du bronze ou du marbre, on ne s'étonnera pas que, s'il a fallu quelque temps au grand public pour goûter cet art un peu sévère, les poètes au contraire en aient tout de suite reconnu tout le prix et qu'un moment même l'influence de Leconte de Lisle se soit exercée jusque sur Victor Hugo.

Il n'y a pour s'en convaincre qu'à faire la comparaison des Châtiments, 1852, ou des Contemplations, 1856, avec La Légende des Siècles, 1859. Lyrique encore, et plus personnel que jamais dans les deux premiers de ces recueils, Victor Hugo dans le troisième s'est manifestement inspiré de l'idée maîtresse des Poèmes antiques et des Poèmes barbares; ou plutôt, il s'est piqué d'émulation, et, retrouvant toute sa virtuosité, il a semblé reconquérir l'empire que ce nouveau venu lui avait disputé. Mais on ne dépouille jamais entièrement le vieil homme, et s'il y a bien quelques pièces d'une inspiration vraiment épique dans La Légende des Siècles, telles que Le Sacre de la Femme ou Booz endormi, et généralement les premières, Victor Hugo reparaît tout entier dans les autres, le Victor Hugo des Orientales ou des Chants du Crépuscule, à qui l'histoire ou la légende ne servaient que d'un décor pour

y exposer l'intimité de ses propres sentiments. Quelque bonne volonté qu'il ait de se subordonner aux choses et de les refléter telles qu'elles furent, sa puissante imagination les déforme toujours dans le sens de sa propre personnalité. C'est précisément le contraire qu'on tentait dans l'autre école, et de même qu'autrefois, le lyrisme romantique s'était étendu de la poésie au théâtre, à l'histoire, et jusqu'à la critique, de même maintenant ce qu'on voulait c'était d'imposer l'esthétique naturaliste à la critique, à l'histoire, au théâtre et à la poésie.

Subordonner à la nature la personnalité du poète, et faire de lui l'interprète, non pas précisément impassible, mais impartial et incorruptible de la réalité, tel en était le premier article. Il ne s'agissait plus de savoir comment nous voyons les choses,-de quel œil, complaisant ou indigné,—ni de quels sentiments nous agitent le spectacle de la nature ou les événements de l'histoire ! On avait la prétention de connaître et de représenter les choses en soi, comme elles sont, pour ce qu'elles sont, et indépendamment de toute opinion personnelle à l'artiste. C'était le vers d'Horace : Non mihi res, sed me rebus subjungere conor. La nature des choses nous étant extérieure, antérieure et supérieure, nous n'avons pas à la corriger ni à la perfectionner, mais à la reproduire; et le premier de tous les mérites est la fidélité de l'imitation. Théorie de peintre, peut-être, ou de sculpteur autant que de poète, et dont on voit aisément l'excès, qui devait plus tard engendrer d'étranges conséquences; mais elle n'en avait pas moins l'utilité grande, aux environs de 1860, de rappeler le poète à l'observation de la nature, à la connaissance de l'histoire et au respect de 1'" Humble Vérité." Nous lui avons dû, entre 1866 et 1875, les Trophées de M. J.-M. de Hérédia; les poèmes populaires, les intérieurs, les poèmes intimes de M. François Coppée; et, puisqu'il ne nous est pas interdit d'étudier en nous ce que Montaigne appelait "la forme de l'humaine condition," nous lui avons dû quelques-uns de ces poèmes douloureux et subtils où M. Sully-Prudhomme a si bien exprimé la complexité de l'âme

contemporaine.

Ces œuvres si différentes ont d'ailleurs un second trait de

commun, qui est d'être aussi voisines que possible de la perfection de leur genre. Il n'y a pas en français de plus beaux sonnets que ceux de M. J.-M. de Hérédia. Les peintres de Hollande, Gérard Dow, par exemple, ou Jean Steen, n'ont rien fait de plus achevé que les poèmes populaires de M. Coppée. Et pour atteindre enfin quelques-unes de nos fibres les plus secrètes, M. Sully-Prudhomme a trouvé des vers d'une délicatesse et d'une acuité pour ainsi dire unique. C'est que la perfection de la forme faisait le second article de l'école. Si l'on pardonnait à Victor Hugo des obscurités qui masquaient parfois une réelle profondeur, et qui ne coûtaient rien à la correction de la syntaxe, on était devenu impitoyable pour les négligences de Lamartine et de Musset. L'art ne se définissait plus par l'abondance ou la singularité de l'inspiration, mais par la richesse et de la sonorité de la rime, par la plénitude et la solidité du vers, par la précision et la propriété de la langue. On revenait aux anciens, on reconnaissait le "pouvoir d'un mot mis en sa place." On commençait même à voir dans les mots beaucoup de choses qui n'y sont pas. Et cela, sans doute, était logique, parcequ'il n'y a qu'un moyen d'imiter fidèlement la nature, qui est de donner à la préoccupation de la forme tout ce qu'on enlève à la liberté de l'imagination.

Et enfin, à ces deux principes, de la perfection absolue de la forme et de l'impersonnalité de l'artiste, un troisième se superposait, qui est que l'art n'a d'objet que lui-même. L'art n'a point de mission didactique ou morale, et on n'a point à discuter avec le poète sur le choix de son sujet, mais uniquement sur la manière dont il l'a traité. C'est ce que Gautier, par exemple, a cru jusqu'à son dernier jour, comme aussi bien son œuvre est là pour le prouver; et Leconte de Lisle a bien violé quelque fois le principe dans quelques-uns de ses poèmes, où l'on dirait que, s'inspirant à son tour de La Légende des Siècles, il a voulu rivaliser avec Hugo d'ardeur antireligieuse, mais il a toujours cru l'observer. M. de Hérédia, lui, ne s'en est point départi. C'est autour de cette idée que se sont groupés Les Parnassiens de 1866, pour essayer de la faire triompher. D'illustres écrivains en prose, et au premier

rang Flaubert, les y ont encouragés. Et si M. Sully - Prudhomme ou M. François Coppée ont échappé à la rigueur de la doctrine, c'est qu'ils ont subi, en même temps que l'influence de Leconte de Lisle, une autre, plus secrète, et non moins puissante influence, qui est celle de Charles Baudelaire et de ses Fleurs du Mal.

Les Fleurs du Mal avaient paru pour la première fois en 1857, mais, s'il y a des œuvres qui n'ont qu'à paraître pour exercer leur influence, il en est d'autres au contraire qui n'agissent, pour ainsi parler, qu'à distance. On en peut donner comme exemples, dans l'histoire de la prose française de notre temps, La Chartreuse de Parme, de Stendhal, et, dans l'histoire de la poésie, Les Fleurs du Mal, de Charles Baudelaire. C'est qu'au premier abord, et quoique cela nous semble aujourd'hui bizarre ou presque monstrueux, on y vit de la poésie "catholique," à un moment où la direction générale de la poésie retournait aux sources païennes. C'est qu'au moment où l'on était surtout préoccupé du raffinement de la forme, les vers de Baudelaire étaient d'une facture laborieuse, pénible, des vers de prosateur auxquels on aurait mis des rimes. Et enfin, c'est qu'au moment où la poésie tendait à l'impersonnalité, l'inspiration de Baudelaire procédait évidemment de celle de Vigny, mais surtout de Sainte-Beuve, le Sainte-Beuve des Confessions de Joseph Delorme; et elle n'en imitait pas seulement, elle en exagérait encore le caractère de singularité morbide. Mais tandis que la critique, pour ces raisons, méconnaissait ce qu'il y avait de plus neuf dans Baudelaire, la jeunesse, elle, au contraire, l'y savait découvrir et en subissait la fascination. Sous l'accent souvent déclamatoire et même un peu charlatanesque de sa plainte, elle reconnaissait la sincérité d'une souffrance purement intellectuelle, il est vrai, mais cependant réelle. Si, de toutes les suggestions des sens, les plus matérielles peut-être, et en même temps les plus diffuses, celles de l'odorat, sont aussi les plus évocatrices, on respirait dans Les Fleurs du Mal toute la gamme des parfums exotiques. On y trouvait encore la perception très subtile de ces

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